Deux Professeurs de droit du laboratoire MIL auditionnés par l'Assemblée nationale

Publié le 24 mars 2021

Courant janvier 2021, Mme Bénédicte Francois, Professeure de droit privé, et M. Stéphane de La Rosa, Professeur de droit public, directeur du MIL, ont été auditionnés par l'Assemblée nationale, dans leur champ de compétences respectifs.

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Audition de Mme Bénédicte Francois

Mme Bénédicte Francois a été auditionnée dans le cadre de la mission d'information sur l'égalité économique et professionnelle. L'audition a été conduite le 20 janvier 2021 par la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de l’Assemblée nationale. Extrait ci-dessous de l’audition :

Depuis 2015, la France est le pays de l’Union européenne qui compte le plus d’administratrices, les sociétés cotées françaises ayant même en 2019 le taux de féminisation des conseils d’administration le plus élevé au monde. Que l’on nourrisse ou non des réticences à l’égard des quotas, la loi n°2011-103 du 27 janvier 2011 dite « Copé Zimmermann », en imposant 40% d’administratrices, a sans conteste amélioré la représentation des femmes au sein des conseils : celles-ci constituent désormais plus de 46% des membres des conseils des sociétés cotées. Toutefois, ces bons résultats sont à relativiser. Ils n’ont pas eu l’effet d’entraînement escompté au niveau des instances dirigeantes. Seuls 21,6 % d’entre elles font partie du comité de direction ou du comité exécutif des sociétés du SBF 120, et 22% de ceux des sociétés du CAC 40. Huit sociétés du SBF 120 et deux du CAC 40 ne comprennent pas de femmes au sein de leur plus haute instance de direction. Aucune femme n’occupe aujourd’hui les fonctions de président-directeur général dans une société cotée. Comme l’avaient résumé lapidairement le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes et le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans leur rapport de 2017, les femmes se partagent les sièges mais pas encore le pouvoir. Et le rapport de la Commission « ONU Femmes France » d’indiquer que, à ce rythme, il faudrait attendre 2038 avant d’atteindre les 40% de femmes dans les comités de direction …

Se pose dès lors la question de l’introduction de quotas de femmes dans les instances dirigeantes. Lors d’une audition le 18 janvier 2021 devant la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de l’Assemblée nationale, présidée par Mme la députée M.-P. Rixain, le ministre de l’économie, M. B. Le Maire, s’est de nouveau prononcé en faveur des quotas au sein des instances dirigeantes des grandes sociétés et a appelé de ses vœux le dépôt d’une proposition de loi à ce sujet pour la mi-mars . Le 20 janvier, la Délégation a auditionné dans le cadre de la mission d’information sur l’égalité économique et professionnelle, dont Mmes les Députées Marie Pierre Rixain et Laurence Trastour Isnart sont les rapporteures : Mme Odile de Brosses, Directrice du service juridique de l’Association française des entreprises privées ; Mme Bénédicte François, professeure de droit à l’Université Paris Est - Créteil ; Mme Brigitte Longuet, membre du Haut Comité de Gouvernement d’entreprise et présidente de la Fédération des femmes administrateurs ; Mme Anne-Sophie Panseri, Directrice générale de l’entreprise Maviflex, et ancienne présidente de l’association Femmes chefs d’entreprise.

Plusieurs points de vue ont été exposés. Pour B. François, les quotas ont fait grandement progresser le nombre de femmes au sein des conseils, pour cette simple raison qu’ils imposent un objectif clair à atteindre dans un temps imparti : il n’y avait que 8% d’administratrices au début des années 2010... Ainsi, le dispositif Copé-Zimmermann, avec sa mise en œuvre progressive, pourrait, suggère-t-elle, utilement servir de modèle pour les instances dirigeantes. Le seuil de 40% de femmes serait retenu (V. B. François, Féminisation des organes de gouvernance des sociétés cotées, Revue des sociétés, avril 2021, à paraître). Ce quota serait applicable dans les quatre ans ; un palier de 30% devrait être atteint dans les deux ans, nombre de sociétés cotées étant déjà parvenues au seuil de 20%. Resterait à circonscrire le champ d’application de ces quotas légaux. L’enjeu n’est pas mince : plus la notion d’ « instances dirigeantes » est large, plus la mesure visant à permettre aux femmes d’accéder au cœur du pouvoir se trouve diluée et perd de son efficacité. Or la locution « instances dirigeantes » est loin d’être définie avec précision. D’une autre part et surtout, il reviendrait parallèlement à l’instauration de quotas dans les instances dirigeantes collégiales de féminiser davantage les fonctions de « dirigeant » (P-DG, directeur général, directeur général délégué, directoire, directeur général unique, gérant de commandite…). Ce point n’est pas encore entré dans le débat, souligne B. François, ce qui est révélateur  - alors pourtant que c’est ici que loge le cœur du pouvoir de toute société - des freins et des réticences existant en la matière… Dans plusieurs cas de figure, pourraient être imposées la parité et/ou la rotation des mandats entre une femme et un homme. Dans le souci de préserver l’efficacité et la souplesse de la gouvernance, partant les bonnes performances de l’entreprise, la règle « appliquer ou s’expliquer » (« comply or explain ») se déploierait pour venir tempérer dans certaines hypothèses, en la justifiant, l’exigence de parité ou de rotation des mandats.

Au demeurant, l’adoption de quotas au sein des instances dirigeantes paraît d’autant plus inéluctable, dit B. François, que d’autres pays de l’Union européenne, telle l’Allemagne, sont en passe d’adopter une telle réforme.

Par ailleurs, plusieurs études ont établi que les quotas seuls sont insuffisants à créer une dynamique vertueuse. Il y a lieu alors de créer un « écosystème » propice à la féminisation. Il serait souhaitable de multiplier et conjuguer les initiatives dans le souci de bâtir un environnement favorable (recours au mentorat et au développement de réseaux professionnels, lutte contre les biais de genre dans les appels à candidature et dans la communication de l’entreprise en général, information sur les bonnes pratiques adoptées, notamment dans le rapport sur le gouvernement d’entreprise, indices, « éga-conditionnalité » en matière de levées de fonds, etc.). Les mentalités évoluent : le risque lié à la réputation de l’entreprise n’est à présent plus négligeable. De même, l’activisme des investisseurs et la pression que représente leur vote ne doivent pas être minorés.

En définitive, conclut B. François, la parité au sein des instances dirigeantes devient incontestablement l’un des leviers de la politique à moyen et long termes d’une société, et d’une meilleure gouvernance de celle-ci. Au-delà de la féminisation des conseils et des instances dirigeantes, il faudra se saisir également de la question de la diversité, quelle qu’elle soit


Audition de M. Stéphane de La Rosa

M. Stéphane de La Rosa a été auditionné par la mission de la Conférence des Présidents, "Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne". le 28 janvier 2021. L’accès à l’audition est disponible en ligne, ainsi que le compte rendu. Ci-dessous des extraits de son audition :

« Les enjeux de souveraineté numérique nous obligent à réfléchir à l’adéquation des outils actuels de commande publique au besoin d’autonomie stratégique en matière de commande publique et de souveraineté. Ces enjeux croisent bien entendu l’évolution du droit de la commande publique, dans une perspective à la fois nationale et européenne.
L’articulation entre le droit de la commande publique et les activités numériques est essentielle. Le numérique est omniprésent dans de nombreux marchés publics de fourniture de matériels informatiques, de logiciels et de systèmes d’information. Nous saisissons également le numérique comme lot ou comme composante de marchés globaux. Nous le trouvons enfin dans nos contrats de concessions pour les transports ou la mobilité. L’omniprésence du numérique permet de prendre conscience de notre situation de forte dépendance vis-à-vis des géants du numérique ou d’États tiers. Cette dépendance s’illustre dans la rédaction de certains avis de marché. Par exemple, nous observons sur la base en ligne des avis de marché européens que des acheteurs demandent des solutions uniquement Microsoft ou bien des logiciels précis. La rédaction d’avis de marché peut poser des problèmes de spécifications techniques ou même de rupture d’égalité.
Nous avons également pu observer cette dépendance dans le Health Data Hub, le grand contrat par lequel le ministère de la Santé a confié à Microsoft, sans véritable appel d’offres, le soin de stocker des données de santé, le risque étant que ces données soient transférées aux États-Unis. Cela s’est fait en méconnaissance de la jurisprudence Schrems de la Cour de justice, qui a indiqué qu’il n’existait pas de sécurité totale des données pour les usagers européens, si celles-ci sont transférées aux États-Unis.
Afin de limiter la situation de dépendance, réelle, vis-à-vis des grands acteurs du numérique, il existe déjà un certain nombre d’outils, mais ils sont sans doute mal ou insuffisamment exploités. Premièrement, les acheteurs publics pourraient être accompagnés dans la rédaction des clauses d’appel d’offres et des spécifications techniques. Ce travail devrait être mené pour tous les marchés numériques ou informatiques. Il serait également souhaitable d’affiner la rédaction des conditions d’exécution du marché. Par exemple, aux termes de l’article L. 2112-4 du code de la commande publique, l’acheteur peut exiger une localisation de tout ou partie du marché sur le territoire des États de l’Union européenne, afin de prendre en compte, notamment la sécurité des informations ou des approvisionnements. Ces outils sont peut-être mal connus, mais ils existent et peuvent guider une approche plus fine des acheteurs publics en matière de souveraineté numérique. Il existe également des outils de droit permettant de défendre une préférence communautaire pour certains achats. Ils se limitent aux secteurs en réseaux, c’est-à-dire les marchés d’infrastructures dans les domaines de l’eau, de l’énergie et des transports. Les marchés sont conclus par des entités adjudicatrices. Il est possible, sur le fondement du droit européen, de faire valoir un droit de préférence pour les offres européennes en excluant des offres qui ne seraient pas composées à plus de 50 % de produits ou de services européens. Ce système est intéressant, mais il ne peut être mis en œuvre que si le soumissionnaire, issu d’un État tiers, n’est pas partie à l’accord sur les marchés publics de l’OMC ou n’est pas partie à un accord bilatéral qu’aurait conclu l’Union européenne et qui donnerait un droit similaire d’accès préférentiel au marché.

Si ces outils existent, force est de reconnaître qu’ils demeurent assez limités. Cela incite les législateurs nationaux, dont la France, à s’engager dans l’élaboration de solutions strictement nationales, afin de privilégier les opérateurs internes du numérique. Tel est le cas de la loi ASAP du 7 décembre 2020 qui prévoit un mécanisme de relèvement des seuils à 100 000 euros jusqu’en 2022, ainsi que des dispenses de publicité et de mise en concurrence. Justifiées par un motif d’intérêt général, ces dispositions permettent d’attribuer directement le marché et de favoriser ainsi certains opérateurs. Ces mesures sont intéressantes, car elles sont rapidement applicables par les acheteurs. Suivant ce dispositif, il est possible de privilégier un opérateur européen du numérique. Néanmoins, je ne suis pas tout à fait certain qu’il soit conforme au droit européen de la commande publique. L’interprétation que la Cour de justice fait du principe de transparence implique des mesures de publicité et de mise en concurrence pour des marchés qui présentent un intérêt transfrontalier certain. Par exemple, s’agissant d’un marché de 100 000 euros localisé à Lille ou à Strasbourg, je ne sais pas si ce dispositif passerait avec succès le filtre de la jurisprudence européenne. Cela montre qu’on se situe à la limite de ce qu’on peut faire par rapport au droit européen avec des réponses qui seraient strictement nationales en la matière.

À partir de ces observations, il est nécessaire de mieux penser à l’échelle européenne un système de priorité en faveur d’opérateurs européens dans les marchés publics, en particulier dans le numérique. Comment et par quelles voies ? Tout d’abord, il convient d’engager une réflexion sur les conséquences de l’appartenance à l’accord sur les marchés publics (AMP) conclu dans le cadre de l’OMC. Je rappelle que les règles de calcul des seuils sont issues de l’AMP, qui est révisé tous les deux ans par référence à la valeur des droits de tirage spéciaux. Ces variations de seuils sont ensuite reprises par la Commission, puis reprises par les États membres pour le calcul de leurs seuils de passation. Il s’agit donc bien d’un instrument qui nous lie quant à ces questions de seuils. Il nous lie également concernant la clause d’exigence de la nation la plus favorisée, qui suppose, en application de l’accord, que nous donnions la même préférence aux opérateurs français, européens ou tiers, dès lors qu’on a conclu l’AMP ou un accord bilatéral reprenant des stipulations identiques. Engager une réflexion sur l’AMP me semble d’autant plus nécessaire que l’administration Biden vient de réactiver le Buy American Act qui prévoit un système de préférence aux entreprises américaines sous les seuils issus de l’AMP. Il permet également un achat préférentiel de biens à plus de 50 % d’origine américaine. Le Buy American Act pourrait également se déployer sous les seuils formalisés issus de l’AMP. Dans sa présentation du décret présidentiel diffusée sur le site de la Maison-Blanche depuis le 25 janvier, la nouvelle administration américaine indique clairement qu’elle souhaite réengager une négociation relative à l’AMP sur la question de la préférence interne. Ce champ doit donc être investi par le législateur français et par les institutions européennes.
La deuxième voie concerne l’extension du régime de préférence des produits à plus de 50 % d’origine européenne, que j’ai présenté dans mon rapport. Pourquoi ne pas étendre ce dispositif à l’ensemble des marchés publics au lieu de le limiter aux secteurs en réseaux ? Cette voie ne pourra être suivie qu’en concordance avec une révision de l’AMP.
En troisième lieu, la Commission a conçu des systèmes de réciprocité par rapport aux États tiers. Une proposition a été émise en 2012, une deuxième en 2016. Un livre blanc est paru sur les distorsions de concurrence étrangère. Aucun texte précis ne détermine aujourd’hui si nous pourrions fermer nos marchés en cas de concurrence déloyale d’États tiers. Ce thème pourrait être approfondi.
En ce qui concerne les marchés innovants, le système de 2018 pourrait être une bonne solution, mais les acheteurs ne se le sont pas pleinement approprié, certains craignant la requalification des marchés innovants en marchés classiques de la commande publique, avec le risque de contentieux que cela entraînerait. En tout cas, une réflexion devra être menée sur l’usage de ce dispositif avec le partenariat d’innovation issu des directives et qui peut également permettre des marchés innovants. Le dispositif pourrait éviter un effet de dispersion.
M. François Benchendikh, maître de conférences en droit public à Sciences Po Lille. La situation venant d’être décrite à l’échelle européenne, je porterai mon analyse au niveau national. Le droit de la commande publique se trouve formalisé dans un code établi en avril 2019, qui soulève certaines questions concernant les outils informatiques. Le droit de la commande publique a été longtemps instable. Plusieurs codes se sont succédé, en 2001, en 2004, puis en 2006, ce qui illustre le caractère difficile à appréhender de ce droit. Lorsque nous discutons avec des chefs d’entreprise, certains disent même qu’ils ne souhaitent plus répondre à un appel d’offres, car le coût de compréhension de la matière juridique, le temps que cela représente, rapportés à la faible chance d’obtenir l’offre, peuvent s’avérer dissuasifs. Il est important de garder à l’esprit que ce droit est susceptible d’évoluer souvent.
La seconde caractéristique de ce droit est d’être paradoxal. D’un côté, il énonce des principes fondamentaux rappelés à la fois par la jurisprudence de la Cour de justice, par le Conseil d’État et par le Conseil constitutionnel. Ce sont notamment les principes d’efficacité de la commande publique, de la protection et de la bonne utilisation de la donnée publique. Les notions de transparence et d’égalité de traitement sont également défendues. De l’autre, le droit de la commande publique énonce des éléments d’une grande précision concernant les délais ou les seuils qu’il est indispensable de connaître, lorsqu’on répond à un appel d’offres. L’écart des grands principes aux détails concrets requiert une attention particulière.
Un premier élément essentiel est l’information des agents publics et des entreprises innovantes. Leurs capacités à concevoir et à structurer un cahier des charges, à rédiger des clauses, à déposer une offre en relation avec l’objectif du marché, sont déterminantes. Lorsqu’une commune de 5 000 habitants cherche à se doter d’un outil informatique innovant, la difficulté est de trouver des agents publics capables de formaliser l’offre. L’accompagnement des maîtres d’ouvrage publics est donc une caractéristique importante. Les observatoires régionaux de la commande publique sont des structures intéressantes. Ils peuvent à la fois accompagner les collectivités et faire office de cellules de réflexion. Les chambres des métiers et les chambres de commerce et d’industrie peuvent également mener des travaux sur le sujet. L’enjeu est la capacité à intervenir au sein du territoire.
Le deuxième élément important est la capacité des services de l’État. Depuis quelques années, ils sont structurés en de nouvelles directions, telles que la direction interministérielle du numérique (DINUM). L’État est détenteur d’une expertise poussée qui doit être sollicitée vis-à-vis des marchés publics.
En troisième lieu, il convient de détailler la relation entre la souveraineté numérique et la notion d’économie circulaire. Il est très important de pouvoir innover sur les territoires à ce niveau. Par exemple, l’hôpital de Metz conduit une réflexion sur la chaleur numérique. On peut également s’intéresser au recyclage des appareils électroniques. La capacité à localiser des entreprises innovantes sur le territoire national me semble déterminante.
Les différents plans de l’État, tels que le plan quantique annoncé par le chef de l’État ou le plan France très haut débit, offrent la possibilité d’obtenir des budgets significatifs pour avancer sur ces questions. Enfin, les centres de données (data centers) publics, qui permettent de localiser une information numérique sur le territoire national ou européen, sont un moyen pour les entreprises françaises ou européennes d’obtenir des marchés. Pour des raisons de sécurité publique, la maîtrise du stockage par les services de l’État, les universités et les établissements publics hospitaliers, est fondamentale. Il est important de pouvoir exiger que les données demeurent sur le territoire national ou européen.
Enfin, le Buy European Act est un enjeu crucial qui doit être appréhendé avec l’AMP au sein de l’OMC. L’alternative est soit de fermer quelques portes aux entreprises américaines et chinoises, soit de se montrer plus diplomate et d’inviter les États tiers à accueillir favorablement les outils numériques européens et nationaux ».